HUGUES PANASSIÉ et le Bulletin du Hot Club de France
Ecoutez autrement les chef-d'œuvres du jazz en lisant la chronique d'Hugues PANASSIÉ

Body And Soul (1939) COLEMAN HAWKINS

Coleman Hawkins and his orchestra : Tommy Lindsay (tp), Joe Guy (tp), Earl Hardy (tb), Jackie Fields (as), Eustis Moore (as), Coleman Hawkins (ts), Gene Rodgers (p), William Oscar Smith (sb), Arthur Herbert (d), Thelma Carpenter (v)
Bulletin du Hot Club de France N° 115 février 1962
Coleman Hawkins
Ce disque là, si vous ne l'avez pas déjà, achetez-en DEUX exemplaires, car vous en aurez vite usé un.

Body and soul est un des plus sublimes enregistrement dans l'histoire du jazz, et considéré comme tel par tous les jazzmen. Duke Ellington l'a cité parmi les dix disques qu'il emporterait dans une île déserte. Tous les saxos ténor l'ont appris par cœur, et le style de l'instrument en a été profondément modifié à partir de 1940. On peut même dire que depuis l'apparition de ce disque, la manière de jouer Body and soul a été changée dans le jazz, (sauf en ce gui concerne des musiciens à trop forte personnalité, comme Louis Armstrong, Art Tatum, Earl Hines) : la plupart des jazzmen (et pas seulement les saxos ténor) ont adopté les variations harmoniques de Hawkins sur ce thème, et leurs solos ont plutôt été des variations sur celles de Hawkins que sur le thème de Body and soul tel qu'on le jouait autrefois.

Rarement un disque eut à lui seul autant d'influence sur le développement du jazz.

Aux amateurs de jazz de fraîche date, je dirai : attention, ce n'est pas une interprétation qui se livre du premier coup, si ce n'est à quelques privilégiés. Si vous voulez vraiment l’apprécier, jouez-la, rejouez-la, et même apprenez-la par cœur. La pensée musicale de Hawkins, prodigieusement riche, subtile, d'une rigueur de développement telle qu’on ne croirait pas à une improvisation, vous apparaîtra peu à peu dans toute sa grandeur. Il serait difficile de déployer plus d'invention musicale en 64 mesures (deux chorus).
Mais, la beauté de ce Body and soul ne vient pas seulement de l'extraordinaire invention déployée par Hawkins. Elle réside aussi dans sa manière de jouer de l'instrument. Le saxo ténor de Hawk, intime, chaud, plein d'une puissance contenue, suprêmement détendu, chante, parle comme une voix tout au long de l'interprétation. Tant par le texte que par la façon de le dire, Hawkins raconte une histoire dans toute la force de l’expression. Et sa musique DANSE avec une intensité inouïe.

Si vous ne sentez pas facilement le swing de Hawkins dans ce Body and soul, imaginez, en l'écoutant, que le tempo est doublé par la section rythmique derrière le saxo ténor et vous serez surpris du résultat : car Hawkins joue à peu près constamment comme si le tempo était doublé derrière lui.

Ce n'est pas tout. Ce 45 tours offre une autre merveille: le chorus de saxo ténor de She's funny that way (enregistré le même jour). En fait, si le premier chorus de ce morceau n'avait pas été chanté par Thelma Carpenter, si Hawkins avait joué les deux chorus, c'eût probablement été un chef-d'œuvre comparable à Body and soul. Car l'inspiration de Hawk est aussi élevée, sublime, son swing aussi intense, son lyrisme aussi émouvant ici que dans Body and soul. Et comme She's funny that way est un morceau plus « jazz » que Body and soul, Hawk est dans un climat encore plus favorable. Ce chorus est a mettre aux côtés des deux de Body and soul parmi les plus beaux que le roi du saxo ténor ait enregistrés.
Vraiment, Hawk était ce jour-là dans une forme exceptionnelle !

Le groupement qui l'entoure (3 cuivres, 3 saxos et rythmes) est son orchestre régulier de l'époque (fin 1939) et swingue fort convenablement.

La reproduction, par chance, est de qualité satisfaisante, surtout pour le saxo ténor dans Body and soul et She's funny that way.

UN DISQUE A NE PAS RATER.