HUGUES PANASSIÉ et le Bulletin du Hot Club de France
Ecoutez autrement les chef-d'œuvres du jazz en lisant la chronique d'Hugues PANASSIÉ

Sister Suzie (1963) RAY BRYANT

Ray Bryant (p) Jimmy Rowser (b) Ben Riley (d)
Bulletin du Hot Club de France N° 148 mai-juin 1965
RAY BRYANT, « LIVE AT BASIN STREET EAST » (33 t. 30 cm. Sue 423.001 S) : What is this thing called love, C Jam Blues, Sister Suzie, This is all I ask, Love for sale sur une face: Blowin’ in the wind, Satin Doll, Days of wine and roses, Blue Azurte, All the young ladies au verso. —- Ces solos de piano (accompagnés par un bassiste et un batteur dont on ne nous donne pas les noms) ont été pris sur le vif au « Basin Street East », un cabaret de New-York, probablement au cours de l’année 1964.
Ray Bryant
Le texte de pochette contient, pour une fois, de pertinentes remarques (il est vrai qu'il a été rédigé par un musicien : Henri Renaud), dont ces passages qui situent fort bien le style de Ray Bryant : « Aujourd’hui les pianistes de qualité abondent mais les stylistes sont rares : on n’utilise le plus souvent que la moitié droite du clavier... Avec Ray Bryant, il en va tout autrement : il se sert du clavier tout entier : son phrasé ne procède pas de ceux de Bud Powell ou de Red Garland ; ses lignes mélodiques, linéaires, parfaitement mises en valeur grâce à un toucher ferme et une articulation impeccable, contrastent heureusement avec une partie de main gauche très variée et facilement reconnaissable à ses basses puissantes ». Henri Renaud écrit aussi : « Ray Bryant passe souvent pour avoir formé son style sous l'influence d’Art Tatum et de Teddy Wilson. A son propos. on ne mentionne jamais Earl Hines, et pourtant c’est bien Earl que Ray évoque de façon frappante ». Si l’on n’a guère mentionné Earl Hines à propos de Ray Bryant, c’est parce que ce dernier a lui-même indiqué Tatum et Teddy Wilson comme les deux pianistes à l’école desquels il a formé son style. Jusqu’à ces dernières années, il n’avait jamais entendu Earl Hines.
Cependant, il est exact que Ray Bryant le rappelle parfois, plus même qu’il ne rappelle Tatum et Teddy Wilson. Il ne faut pas oublier que ces deux derniers ont été influencés par Earl Hines (Teddy Wilson surtout). Or, c’est surtout le côté Hines que Ray Brvant a puisé chez Tatum et Teddy Wilson; d’où l’impression qu’il s’est inspire d’Earl Hines, alors qu’il s'agit d’une influence indirecte. (A l’inverse, bien des gens croient que le style de Paul Gonsalves vient de Don Byas et Ben Webster, alors qu’il vient directement de Hawkins -— mais Gonsalves a pris chez Hawkins d’une part le coté dont Byas s’est inspiré, d’autre part un autre aspect que s’est assimilé Ben Webster).
Le toucher ferme, l’articulation impeccable, les basses puissantes comptent bien parmi les principales caractéristiques du jeu de Ray Bryant, comme l'écrit Renaud. Dans ce recueil, la prise de son met très en valeur (mieux que dans presque tous ses autres disques) le dynamisme du jeu de Ray Bryant, la plénitude sonore qu’il tire du piano. Ainsi ses formidables chorus riffés sur Sister Suzie (qui n’est autre que Lil’ Suzie) « sortent » beaucoup mieux ici, font bien plus d’impression que dans les autres versions; de même pour les riffs de C Jam Blues.
Ce recueil a aussi l'intérêt de montrer des aspects variés du talent de Ray Bryant. Dans What is this thing called love, nous avons de subtiles broderies sur le thème. Les trois morceaux en tempo lent ou semi-lent, This is all I ask, Days of wine and roses, Blue Azurte montrent que Ray Bryant sait faire « chanter » une mélodie tout en la swinguant comme savaient le faire les pianistes des générations précédentes et comme ne le savent plus guère les pianistes de la génération de Ray Bryant (il y a des exceptions, bien sûr : Barry Harris, Tommy Flanagan — sans parler de ceux que nous ne connaissons pas parce qu’on ne les enregistre pas). Le jeu de main gauche de Ray Bryant est superbement étoffé dans Blue Azurte et Days of wine and roses ! — J’aime aussi la fraîcheur pimpante de All the young ladies, plaisant thème composé par Ray Bryant. Bref, tout le recueil est excellent, mis à part Blowin’ in the wind dont la mélodie (trop respectée) est agaçante. Et j’aurais préféré un accompagnement rythmique d’un autre genre pour Love for sale (morceau sur lequel Ray Bryant fait de bien jolies choses).

Le bassiste joue fort bien mais il est souvent défavorisé par un enregistrement lourd et confus. Le batteur ne le vaut pas.