HUGUES PANASSIÉ et le Bulletin du Hot Club de France

HERSCHEL EVANS

Dans le Bulletin du Hot Club de France Hugues Panassié a réalisé des études importantes sur grand nombre de musiciens de jazz.
Le plus souvent ceux qu’il aimait particulièrement et ceux qui, selon lui, jouissaient d’une notoriété insuffisante par rapport à leur talent et à leur influence.
Un grand musicien ne saurait guère être tenu pour responsable des bons ou mauvais résultats obtenus par ses imitateurs. Il existe cependant des styles, des modes d'expression si simples, si directs qu'ils se prêtent mieux que d'autres à servir de point de départ à des disciples.
En passant, déblayons le terrain. En cette période de pédants vaniteux, on entend dire: il ne faut imiter personne, il faut être soi-même. Mais, comme toute musique, le jazz n'est pas une abstraction. On prend contact avec lui par un ( ou plusieurs ) musiciens, et c'est l'enthousiasme éprouvé à l'audition de ce musicien qui vous pousse à faire du jazz. Tout naturellement, vous débutez en empruntant au musicien qui vous a le plus frappé sa façon de s'exprimer. Quand à votre personnalité, c'est bien simple: ou bien vous n'en avez aucune et vous ne perdrez rien en procédant ainsi; ou bien vous en avez et elle se dégagera toute seule. Tel a été le cas de Buck Clayton et de Sidney De Paris s'inspirant de Louis Armstrong ; de Ben Webster s'inspirant de Coleman Hawkins ; de Fats Waller s'inspirant de James P. Johnson, etc.
Un jazzman prend ( ou peut prendre) deux choses au musicien dont il s'inspire: ses phrases, ou plus exactement sa tournure de phrases, son style mélodique; et sa façon de faire sonner l'instrument, ce qui comprend la sonorité elle-même, le vibrato, l'attaque, la manière de découper les phrases, la pulsation donnée à ses phrases et, par voie de conséquence, la manière de swinguer.
Ce deuxième élément est beaucoup plus important que le premier, mais seuls les connaisseurs en jazz s'en rendent compte. La critique conformiste, qui est tout à fait à côté de la question, ne parle guère, lorsqu'elle s'occupe d'influences, que de la forme des phrases. Or, ne pas tenir compte du reste, c'est négliger l'essentiel. Vous n'avez qu'à imaginer un chorus uniquement fait de phrases de Louis Armstrong mais exécuté par un trompette n'ayant jamais entendu de jazz : la signification, la beauté de ces phrases, tout sera perdu.
Hershel Evans
Pendant longtemps, Coleman Hawkins fut le seul à influencer les saxos ténor, et de façon complète : il fut un modèle, non seulement par la sonorité, le vibrato, mais aussi par la forme des phrases. Vers 1935-1936, Chew Berry fut, en dehors de Hawkins, le premier saxo ténor à prendre une influence de quelque importance. Comme Chew s'était lui-même inspiré de Hawk, je ne sus le discerner à l'époque. Un chorus de ténor comme celui de Budd Johnson dans Honeysuckle Rose du Quartet Earl Hines {1937) reste un témoignage précis de cette influence de Chew.
Après Hawk et avec Chew, les deux saxos ténor les plus influents dans l'histoire du jazz furent Herschel Evans et Lester Young que les disques de Basie firent connaître aux quatre coins des Etats-Unis à partir de 1937. Contrairement à ce que bien des gens s'imaginent aujourd'hui, c'est l'influence d'Herschel (disciple de Hawkins, tout comme Chew) qui prédomina.
Hawkins est peut-être le seul musicien avec Louis Armstrong dont les périodes sont si nettement différenciées qu'on peut généralement découvrir de laquelle s'est inspiré tel ou tel de ses disciples. En ce qui concerne Herschel Evans, pas d'hésitation : il s'est inspiré du Hawkins ardent et impétueux des années 1930-1932. Mais tandis que Chew développait le côté volubile, les longues phrases, la vélocité de Hawkins, Herschel Evans faisait le contraire : ne cultivant nullement le côté virtuose de Hawkins, il simplifiait considérablement son jeu, ne s'exprimant qu'à l'aide de phrases concises, généralement très simples, s'occupant surtout de donner à: ces courtes phrases le maximum d'expression, de densité, de swing, appuyant formidablement sur certaines notes, les infléchissant largement, employant un vibrato très marqué, vibrato qui, dans les notes longuement tenues, se terminait " à l'arraché ", donnant chaque fois un choc à l'auditeur.
Ce style d'Herschel Evans frappa les musiciens vers la fin des années 30 et affecta profondément le jeu de nombre d'entre eux. C'est là qu'on voit combien sont fausses les perspectives des critiques conformistes : si, comme ils le veulent à tout prix, la ligne mélodique et la subtilité des variations sur le tremplin harmonique étaient, dans le jazz, l'élément essentiel, Lester Young aurait inévitablement eu une influence beaucoup plus forte qu'Herschel Evans, car ses lignes mélodiques étaient plus riches, plus variées que celles d'Herschel. Or, il n'en fut rien. Le " sound " d'Herschel (la façon dont il faisait sonner son instrument, ses phrases, chacune de ses notes) les impressionna davantage que la verve mélodique et les " gags " rythmiques de Lester. Aussitôt après la mort d'Herschel (1939), Buddy Tate fait entendre le même style de chorus de saxo ténor au sein de l'orchestre Basie. Don Byas, qui s'était précédemment inspiré de Hawkins, modifie son ieu sous l'influence d'Herschel. Un mois après la mort de ce dernier, le 16 Mars 1939, Don enregistre avec l'orchestre d'Andy Kirk un court solo sur You Set Me On Fire (Decca USA 2383) : il s'est si bien assimilé l'accent, la pulsation d'Herschel qu'on peut faire entendre ce disque à de grands admirateurs d'Herschel en leur faisant croire que celui-ci est l'auteur du solo; personne ne le met jamais en doute.
Mais le plus grand disciple d'Herschel, celui qui contribua le plus à répandre son style, c'est Illinois Jacquet. Plus que tout autre, Jacquet s'est assimilé l'âme musicale d'Herschel Evans. C'est chez lui qu'on retrouve le genre d'émotion qui se dégageait du jeu d'Herschel. En même temps, Jacquet emprunte à Herschel de nombreuses phrases, tout en leur donnant des développements plus larges, plus variés. Si l'on veut saisir à quel point Jacquet s'est inspiré d'Herschel, il faut connaître par cœur le chorus de ce dernier dans Doggin' Around de Basie et écouter ensuite les Jacquet enregistrés vers 1944-46 (série " Savoy " et " Apollo " de préférence).
Herschel Evans
Par la suite, Jacquet. qui avait toujours fait quelques emprunts à Lester Young, devait employer un plus grand nombre de tournures à Lester, ce qui devait masquer à certains l'influence d'Herschel. Malgré tout celle-ci est restée prépondérante : le " feeling " profond du jeu de Jacquet est celui d'Herschel bien plus que celui de Lester.
De son côté Arnett Cobb et ses nombreux disciples s'inspirèrent dans une certaine mesure d'Herschel, certains à travers Jacquet. Mais l'influence directe d'Herschel Evans subsista longtemps : onze ans après sa mort en 1950, Jessie Powell enregistrait, dans le Coast To Coast de Gillespie. une série de chorus de ténor dont les premiers, visiblement, viennent en droite ligne d'Herschel. C'est même, avec Jacquet et le Byas de You Set Me On Fire, ce qui se rapproche le plus ( de tout ce qui a été enregistré) d'Herschel Evans.
Herschel Evans a peu vécu (1909-9 Février 1939), mais il a, en cette courte carrière, modifié notablement le cours du style de saxo ténor. Ce n'était pas un musicien mélodiquement très inventif, mais peu de jazzmen surent mettre autant de sève dans une simple note. Cette chaleureuse véhémence qui a attiré dans son sillage tant de jazzmen.

Hugues Panassié

Bulletin du Hot Club de France N° 137 avril 1964