« Maintenant, écoutez le solo de Tommy Ladnier dans le dernier chorus de « Fidgety feet » et dites-moi si ce n'est pas enthousiasmant » ( « Jazz Tango Dancing » n° 39 -Décembre 1933). Hugues Panassié est bien là, dans ces deux lignes : L'enthousiasme - le transport divin - qui l'a animé toute sa vie et la communication, le partage : « Ecoutez » ... « Dites-moi » . Naturellement je n'ai pu résister à l'envie de l'écouter ce solo de Tommy Ladnier et Fidgety feet a été un de mes premiers disques, suivi d'autres « A ne pas manquer ! » et je me suis toujours félicité d'avoir fait confiance au critique aussi sûr que passionné.
Après lecture de quelques numéros de « Jazz Tango Dancing » , j'ai écrit à Hugues Panassié, le harcelant de multiples questions et il me répondait toujours, rapidement, sur tous les points, avec une patience sans bornes. Comme je lui demandais de m'expliquer ce qu'était une sourdine « wawa » et de m'en donner un croquis, il me répondit qu'il était « l'homme le plus incapable au monde de dessiner et qu'il le regrettait beaucoup » mais il me donna toutes explications et je n'ai jamais appris davantage par la suite sur la fameuse sourdine.
Un beau jour de 1937, aux vacances, il m'invita chez lui, au château de Gironde, en Aveyron où il m'accueillit sur le perron avec ce sourire lumineux de tout le visage, ce regard attentif, pénétrant et chaleureux, fidèle reflet de sa personnalité. Après qu'il m'eut montré les pièces maîtresses de l'imposant édifice, la Chapelle de Notre-Dame-de-Gironde et l'impressionnant panorama de la vallée du Lot, nous entrâmes dans le vif du sujet, ce jazz grâce auquel je me trouvais en présence de l'homme qui devait lui consacrer sa vie.
Nous avions l'habitude, à Bordeaux, en ces jours, de nous réunir souvent, entre amateurs, pour de confortables séances d'écoute et apprenions par cœur les quatre ou cinq 78 tours publiés chaque mois. Mais là, à Gironde, je découvris les joies d'un véritable festival donné entre les murs du château, murs dont l'épaisseur devait laisser Django rêveur: « Un mètre cinquante, oh ma Mère! » . Les Okeh rouges de Louis, les Columbia drapeau et bleus de Bessie Smith, de Fletcher, les Duke que nous ne connaissions pas et la joie d'Hugues offrant ce festin à ses amis !
Toute cette musique prenait un relief nouveau pour moi, pour nous tous puis-je dire car Hugues possédait déjà cette faculté de faire saisir à tout son entourage la pulsation vivante du Jazz, sa force expressive qu'il avait su découvrir au contact des musiciens noirs, les créateurs. C'était merveille de le voir faire apparaître les moindres nuances du jeu des orchestres ou des solistes, leur swing, par des gestes, attitudes et expressions d'une justesse et d'une intensité saisissantes, révélatrices. Pénétrant toujours plus avant dans le monde musical du Jazz il devait par la suite, tout naturellement, porter cet art du mime au point de perfection dont on peut se faire une idée par la séquence du Body and soul de Coleman Hawkins incluse par bonheur dans le film « Hugues Panassié ou la passion du Jazz » (entretiens avec Jean Arnautou, producteur et André Limoges, réalisé par Paul Paviot). Nous ne les remercierons jamais assez de nous avoir donné, en 1973, ce document unique où Hugues apparaît et demeurera dans sa vraie dimension: ayant vu le mime du Body and soul Budd Johnson s'est exclamé : « Cet homme nous a compris » !
Comme tant d'entre nous j'ai certes fait la connaissance du Jazz par l'audition des disques, d'abord, puis des musiciens en direct mais je suis pleinement convaincu que c'est par les livres, études, chroniques d'Hugues Panassié et surtout en écoutant le jazz avec lui que j'ai pu comprendre les lois de cette musique, en saisir l'âme, la beauté et en éprouver de très grandes joies. Je voue à Hugues à cet égard une profonde gratitude, bien persuadé que ce sentiment est partagé par beaucoup !
De multiples traits du haut caractère d'Hugues Panassié m'ont impressionné au fil des quarante années pendant lesquelles j'ai eu, comme tant d'amateurs, le privilège de l'approcher : vaste intelligence, vive sensibilité, non-conformisme, combativité inlassable, simplicité, bonté, humour : que de qualités majeures réunies chez un seul homme !
Je me souviens combien j'ai admiré sa volonté et son courage alors que privé de l'usage d'une jambe, paralysée, il tenait à nous accompagner, à vélo, « mordant le coussin » des kilomètres durant, au départ de Montauban, pour se réadapter à la natation, à Ardus, plage sur l'Aveyron... avec le sourire ! Cette capacité de lutte, il l'a constamment utilisée, aussi ardent à promouvoir ce qu'il plaçait au-dessus de tout, la vérité et la beauté, qu'à stigmatiser les erreurs, la médiocrité, la compromission. Sa générosité était sans mesure, à l'image de sa passion du Jazz et de l'amitié qu'il portait aux musiciens. Ainsi, alors qu'il aurait pu, l'été venu, alléger le poids des activités quotidiennes et prendre du repos, il organisait ces « Stages d'éducation Jazz » donnant sans compter ce qu'il considérait « avoir reçu » à tous ceux qui voulaient bénéficier de son expérience.
Et que dire de son don de l'écriture !
Les vingt-quatre volumes du Bulletin du Hot Club de France dont Stanley Dance a déclaré qu'ils constituaient « la plus belle œuvre de Panassié » foisonnent de textes éblouissants par la sûreté et la profondeur du jugement, la richesse des découvertes et la force claire de l'expression. Qui approchera du niveau de ces écrits ? Entre tant d'autres ceux de 1954-1956 sur les disques d'Art Tatum publiés à cette époque ? Ces pages qui brûlent du feu de l'inspiration sont si belles qu'elles s'élèvent à la hauteur des sublimes improvisations du pianiste, s'identifient littéralement à sa musique, similitude que Duke Ellington a magistralement condensée en deux mots sonnant comme deux notes piquées dans l'aigu de son clavier : « MONSIEUR JAZZ » !